Paroles d'experts : Jacques Delacour répond à nos questions
Jacques Delacour est directeur d’école honoraire (France). Auteur de plusieurs articles témoignant de ses pratiques pédagogiques, il n’hésite pas à prendre position face aux débats qui traversent l’école d’aujourd’hui, apportant le recul précieux de son expérience. C‘est ainsi qu’il a apporté sa contribution au numéro 471 des Cahiers Pédagogiques intitulé « Enseigner l’histoire » (voir son article dans le dossier de lecture).
Dans les faits, l’histoire semble le parent pauvre de l’école fondamentale : les enseignants y consacrent peu de temps et semblent plutôt mal à l’aise face à l’enseignement de cette discipline. A votre avis, comment peut-on expliquer cette situation ?
Le constat concerne bien les enseignants. Pourquoi enseigner l’histoire ? quelle « histoire » ? Quelles implications historiques sont partie prenante des formations dites de base : langue, math, sciences ? Par ailleurs peu d’études et de recherches sur l’acquisition d’une dimension historique peuvent alimenter la réflexion et la recherche pédagogique.

L’histoire est étrangère aux enfants : elle ne fait pas vraiment partie de leur univers proche ; c’est une donnée culturelle à construire, le plus souvent abstraite. Comment justifier, à leurs yeux, la nécessité et l’intérêt d’apprendre le passé ?

L’histoire «adulte» est étrangère aux enfants. Pourtant ils sont le fruit d’une histoire dont ils n’ont pas encore conscience. L’enseignement et l’apprentissage devraient les accompagner dans leur découverte de la dimension temporelle de leur vie et de la vie.
Si l’histoire n’est qu’une dimension mémorielle du passé, on peut comprendre que des enfants (ou des maîtres) ne s’y intéressent pas. Le présent et le futur sont aussi de l’histoire, le temps passé organisant (sans le formater) le temps futur. Il est plus facile à un enfant de penser le futur que le passé puisqu’il est orienté vers son développement : à cet âge on voudrait déjà être adulte !
Le retour sur le passé proche capable de se mémoriser avec le futur espéré va amorcer la conscience historique. Et cela est possible dans toutes les matières : la plante qui germe marque le temps, rechercher comment on pourrait compter et comparer sans connaître les nombres, s’approcher d’autres modes d’écriture, l’évolution géographique locale constatée sur photos rend compte du temps.

Aborder l’histoire à l’école primaire, cela ne devrait-il pas se faire principalement par le biais de l’histoire locale, plus proche et plus accessible ?
L’objectif doit (ou devrait) être d’élargir la conscience de l’espace temps. Cela peut se faire à partir de l’histoire personnelle : étude généalogique, étude de son développement (poids et taille), lieu(x) d’habitation, recherches diverses : date de construction des bâtiments (école, mairie, église, usine(s)), plans successifs de la ville… etc. La prise de conscience temporelle ne peut s’effectuer au départ qu’à partir d’éléments proches (même le cimetière !). Et si ensuite on propose des textes écrits en des époques bien ciblées, l’étude conduira à partager le temps humain en deux : histoire et préhistoire. Et à se poser des questions auxquelles les enfants devront chercher des réponses : comment peut-on écrire l’histoire sans écrit, sans photos ?
La ligne du temps (ou frise historique) semble l’outil incontournable pour enseigner l’histoire. Qu’en pensez-vous ?
Ce qui est important, c’est la chronologie. La frise devrait être d’abord une conclusion des découvertes réalisées en classe, une parcelle d’histoire locale ou personnelle, à étages : généalogie, date de construction des bâtiments, parcelles de bois (leur âge). etc. Et en remontant le temps, on pourrait alors établir une frise historique. Et si on est amené à effectuer des sauts importants dans le temps, cela serait marqué par de grands blancs sur la frise.
Savoir par cœur la suite des nombres n’atteste pas d’un haut niveau mathématique en CP. Savoir par cœur la suite des dates n’atteste pas d’un sens aigu de l’histoire et de l’impact chronologique.
Une frise «commerciale » pourrait apporter en fin d’année une vue plus globale, encore que peu d’entre elles signalent les arts, les découvertes scientifiques, les acquis sociaux etc.
Contrairement aux domaines de l’éveil scientifique ou géographique, où l’on a davantage matière à expérimenter avec les élèves, les leçons d’histoire se basent le plus souvent sur des lectures de textes. Finalement, les difficultés rencontrées par les élèves en histoire ne seraient-elles pas d’abord des difficultés en lecture ?
La conscience historique naît aussi en science et en géographie. Le développement d’une plante, d’un animal, la succession des découvertes et les modifications des «croyances » ou théories sont datés, l’évolution de l’espace proche ou lointain aussi ! La difficulté essentielle, si on ne veut pas seulement «faire apprendre l’histoire » mais permettre à chacun d’acquérir une dimension historique, c’est de reconnaître le «rôle » de la chronologie. La difficulté en lecture montre simplement que la prise de sens est fonction (hormis le déchiffrage acquis) d’une mémorisation des enchaînements, des moments vitaux du texte, et surtout d’une dimension personnelle (culture, connaissance du vocabulaire, de la langue en général) permettant la mémorisation des propos conduisant à une anticipation, à la prise de sens. En soi, une bonne lecture est une leçon d’histoire.
Que pensez-vous des manuels en histoire ? Sont-ils de bons outils ? A quelle(s) condition(s) ?
Les manuels d’histoire en primaire devraient essentiellement fournir des documents authentiques (textes accompagnés parfois de leur traduction écrite moderne, iconographies : tableaux, photos, et vidéo sur dévédé d’accompagnement). Des sites Internet seraient conseillés.
Selon vous, peut-on dégager une progression logique dans l’enseignement de l’histoire à l’école fondamentale ? Si oui, cette progression doit-elle être chronologique (en abordant, par exemple, les périodes historiques les unes à la suite des autres dans l’ordre) ?
Si l’enseignement se veut apprentissage, il doit être difficile de respecter l’ordre chronologique… Un élève qui a visité un lieu, une exposition, une recherche par questionnaire : recherchez l’évolution du mode d’éclairage, des transports, des vêtements et de l’hygiène (hygiène corporelle ou lessive), les progrès de la médecine… de l’aviation… pourquoi ? Comment ? A quelle époque ? Tout cela peut ensuite se remettre en ordre.
Les blancs laissés sur la frise historique peuvent même inciter les élèves à essayer de les combler.
Et je reste persuadé que l’ordonnancement historique minimum pourrait être reporté utilement en collège.
Beaucoup d’auteurs évoquent la dimension « citoyenne » de l’enseignement de l’histoire. Quels sont les savoirs historiques nécessaires au citoyen ?
Cette intention n’est-elle pas trop ambitieuse pour des enfants de l’école fondamentale ? Sont-ils suffisamment mûrs pour développer un esprit critique dans le domaine de l’histoire ?
Sans forcément augmenter le caractère citoyen de l’éducation on n’est pas obligé de créer une classe coopérative, de type Freinet, de modèle rue Vitruve, ou autre pour construire des enfants conscients de leur place au sein de la société, tributaires du passé et moteurs d’avenir. Une rapide histoire de chaque élève peut faire prendre conscience de la diversité, mesurer l’entraide au sein de l’école, assurer la fraternité. Ces grands mots n’ont de sens que dans les petites réalisations locales, à la hauteur de chacun, allant du respect de l’autre et du matériel, de l’entraide en faveur des plus faibles. En un mot être responsable de soi, des autres et du monde ! Excusez du peu. Et s’il fallait évaluer le succès d’une pédagogie citoyenne on pourrait se tourner vers le pourcentage de participation aux votes par exemple. Et là, nous avons un manque inquiétant. L’histoire n’a servi à rien pour les abstentionnistes ? Ou n’ont-ils pas profité en classes d’une véritable prise de conscience du réseau humain ?
Qu’est-ce qu’être un « bon professeur d’histoire » ? Si vous ne deviez donner qu’un seul conseil aux enseignants maternels et primaires, que leur proposeriez-vous ?
Etre un bon professeur d’histoire c’est aider l’enfant à découvrir les impacts temporels sur toutes ses actions, sur la genèse du monde, sur la vie en société. L’enseignement chronologique des faits historiques devrait illustrer cette découverte personnelle.
Comment aider à prendre conscience ?
Faire établir par les élèves, individuellement d’abord puis en groupe et collectivement une fiche comportant des éléments de réponse et des questions sur une question comme : comment communiquait-on avant Internet ?

Les élèves classent les réponses et les questions par surlignage de couleur.
Ils proposent où, sur quoi, quand, ils vont chercher des réponses. Quand réunira–t-on les travaux ? Quelle forme donner au résultat ?
C’est l’élargissement apporté par la recherche qui va donner une dimension historique au travail. (Le marathon ne sera plus qu’une course de 42 km, la dépêche d’Ems sera « ingérée »). On est toujours surpris de l’inventivité des élèves lorsqu’on leur fait confiance et qu’ils le savent .

Jacques Delacour,
Le 30/09/2009